À propos de la pauvreté et du
faible revenu
Ivan P. Fellegi
Statisticien en chef du Canada
Tout récemment, les médias ont traité de façon
exhaustive des seuils de faible revenu de Statistique Canada et de leur lien
avec la mesure de la pauvreté. Le débat gravite autour de l’utilisation
des seuils de faible revenu comme seuils de pauvreté, même si
Statistique Canada affirme clairement depuis leur diffusion, il y a plus de
25 ans, qu’ils n’en sont pas. Étant donné la grande
attention dont cette question fait l’objet depuis quelque temps, Statistique
Canada a saisi l’occasion de réitérer sa position sur le
sujet.
Bien des gens et des organisations, tant au Canada qu’à l’étranger,
veulent tout naturellement savoir combien de personnes et de familles vivent
dans la « pauvreté » et comment leur nombre évolue.
Devant ce besoin, différents groupes ont, à différents
moments, élaboré des mesures diverses censées diviser
la population en deux groupes : les gens pauvres et ceux qui ne le sont pas.
Malgré ces efforts, aucune définition de la pauvreté n’a
encore été acceptée à l’échelle internationale,
contrairement à d’autres mesures comme celle de l’emploi,
du chômage, du produit intérieur brut, des prix à la consommation
et du commerce international notamment. Cela n’est pas surprenant étant
donné l’absence d’un consensus à l’échelle
internationale sur ce qu’est la pauvreté et comment on devrait
la mesurer. Un tel consensus a précédé l’établissement
de toutes les autres normes internationales.
L’absence d’une définition acceptée à l’échelle
internationale indique en outre qu’on ne sait trop si une définition
internationale normalisée devrait permettre de faire des comparaisons
du bien-être entre les pays à la lumière d’une telle
norme ou s’il y aurait lieu de fixer des seuils de pauvreté selon
les normes en vigueur dans chaque pays.
Parmi les seuils de pauvreté proposés, il y a eu notamment des
mesures relatives (vous êtes pauvre si vos moyens sont modestes comparativement à ceux
d’autres personnes au sein de votre population) et des mesures absolues
(vous êtes pauvre si vous n’avez pas les moyens d’acheter
un panier particulier de biens et services jugés essentiels). Les deux
approches font appel à des choix subjectifs et aboutissent forcément à des
choix arbitraires.
Dans le cas du revenu relatif, la décision fondamentale à prendre
consiste à déterminer quelle fraction du revenu global moyen
ou médian constitue une situation de pauvreté. La moitié?
Le tiers? Une autre proportion? Dans le cas du revenu absolu, on doit poser
un nombre beaucoup plus grand de jugements individuels pour établir
un seuil de pauvreté. Avant de calculer le revenu nécessaire à l’achat
des « nécessité s» de la vie, il faut d’abord
décider de ce qui est une « nécessité » en matière
de nourriture, d’habillement et de logement et d’une multitude
d’autres achats allant des déplacements au matériel de
lecture.
La difficulté sous-jacente tient au fait que la notion de pauvreté est
intrinsèquement liée à l’atteinte d’un consensus
social à un moment particulier dans un pays donné. Une personne
qui s’en tire passablement bien selon les normes d’un pays en développement
pourrait très bien être considérée comme désespérément
pauvre au Canada. Et même à l’intérieur d’un
pays, la perspective change avec le temps. Ainsi, un niveau de vie jugé acceptable
au siècle dernier pourrait très bien sembler inacceptable aujourd’hui.
C’est le processus politique qui permet aux sociétés démocratiques
d’obtenir des consensus sociaux sur des questions de nature intrinsèquement
subjective. Or, ce processus ne relève certainement pas du bureau national
de la statistique du Canada qui est fier de son objectivité et dont
la crédibilité repose sur la mise en pratique de cette objectivité.
Au Canada, le Groupe de travail fédéral, provincial, territorial
sur la recherche et l’information dans le domaine du développement
social a été mis sur pied pour instaurer une façon de
définir et de mesurer la pauvreté. Créé par Développement
des ressources humaines Canada et les ministres des services sociaux de diverses
instances, ce groupe a proposé une mesure préliminaire de la
pauvreté fondée sur un panier de consommation — un panier
dont les biens et services sont marqués d’un prix. Le seuil de
pauvreté se fonderait sur le revenu nécessaire pour acheter les
articles contenus dans ce panier.
Lorsque les gouvernements auront formulé une définition, Statistique
Canada s’emploiera à estimer le nombre de personnes dites pauvres
selon cette définition. Cette tâche serait certainement respectueuse
de son mandat et de son souci d’objectivité. Entre-temps, Statistique
Canada ne mesure pas et ne peut pas mesurer le seuil de « pauvreté » au
Canada.
Depuis bon nombre d’années, Statistique Canada publie une série
de mesures appelées « seuils de faible revenu ». Nous rappelons
régulièrement et sans cesse la grande différence qu’il
y a entre ces seuils et les mesures de la pauvreté. Les seuils de faible
revenu s’obtiennent à l’aide d’une méthodologie
logique et bien définie qui permet de déterminer qui s’en
tire beaucoup moins bien que la moyenne. Bien entendu, s’en tirer beaucoup
moins bien que la moyenne ne signifie pas nécessairement qu’on
soit pauvre.
Néanmoins, en l’absence d’une définition convenue
de la pauvreté, ces statistiques ont été utilisées
par de nombreux analystes pour étudier les caractéristiques des
familles qui, toutes proportions gardées, sont les plus démunies
au Canada. Ces mesures nous ont permis de signaler d’importantes tendances
telles que la composition changeante de ce groupe au fil des ans. Par exemple,
les personnes âgées étaient de loin le groupe le plus fortement
représenté dans la catégorie des personnes à « faible
revenu » il y a 20 ou 30 ans, alors que, plus récemment, les familles
monoparentales ayant à leur tête une femme ont vu leur proportion
s’accroître de façon importante.
Ces faits et d’autres renseignements ont été considérés
comme utiles par bien des gens du gouvernement et de l’extérieur
de la fonction publique. Par conséquent, à l’issue d’une
vaste consultation publique tenue par Statistique Canada il y a 10 ans, c’est
presque à l’unanimité qu’on nous a demandé de
continuer à publier nos analyses du faible revenu. De plus, en l’absence
d’une méthodologie de rechange généralement acceptée,
la majorité des personnes consultées ont insisté pour
que nous continuions à utiliser nos définitions actuelles.
Faute d’un consensus social, sanctionné par l’appareil
politique, sur les personnes qu’il y aurait lieu d’appeler « pauvres »,
certains groupes et individus utilisent les seuils de faible revenu de Statistique
Canada comme une définition de facto de la pauvreté. Nous n’avons
rien à redire tant et aussi longtemps que cela représente leur
propre opinion de la façon dont la pauvreté devrait être
définie au Canada : tout le monde a droit à ses idées.
Mais cela ne représente certainement pas le point de vue de Statistique
Canada sur la façon dont il conviendrait de définir la pauvreté.
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